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Les Chroniques de Nerdville
26 mars 2007

Un jour en rouge et noir

Vendredi 23 mars, Place Einstein. Une foule en deuil défile lentement devant le Palais de Nerdville, drapé de grandes banderolles de tissu rouge et noir pour l'occasion, toutes lumières éteintes. De temps en temps, un sanglot s'échappe d'une gorge enrouée, soulignant le silence anormal qui entoure cet étrange cortège d'hommes et de femmes de tous âges aux mines sombres. Pas un véhicule ne circule dans la ville. La population est dans la rue - seuls quelques Flaubertiens séparationistes sont restés ensemble chez eux par esprit de contradiction. Nerdville est en deuil. C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mort de Stendhal.

Un homme d'une soixantaine d'années, aux cheveux grisonnants, portant redingote noire et canne rouge au pommeau sculpté, mène la procession d'un pas lent et mesuré. Cet homme, c'est Casimir Grennelle, la dernière réincarnation en date de Stendhal - et considéré par beaucoup à Nerdville comme la copie la plus conforme à l'original depuis Oscar Wilde, digne citoyen de la ville. Comme tous les ans depuis la mort d'Yves Bonnefoy, son prédécesseur fort contesté au sein de Nerdville, et qui fut retrouvé assassiné par un Stendhalien extrémiste il y a maintenant presque 12 ans, Casimir Grennelle marche à la tête de milliers de personnes vers le Cimetière des Arts, où se trouve la stèle de notre bien-aimé Henri Beyle, pour y prononcer un discours fort attendu sur l'actualité de la Plaine Imaginaire et le rôle de Nerdville et de ses citoyens dans l'équilibre intercités.

Les évènements particuliers qui ont caractérisé cette année - et notamment les troubles politiques à Rebeltown, qui ont bouleversé les relations paisibles des villes - font de ce discours un instant particulièrement attendu. Parmi la foule en deuil, on remarque d'ailleurs quelques visages qu'on a peu l'habitude de voir là - ceux de Flaubertiens et même de Sceptiques et de Matheux, ralliés à la majorité stendhalienne en ce jour de deuil national pour exprimer la solidarité de la population de Nerdville dans cette période difficile. Certaines mauvaises langues diraient qu'ils s'agit surtout pour les Flaubertiens de profiter gratuitement et anonymement du véritable cours de rhétorique offert par le discours de Grennelle - mais heureusement, les mauvaises langues sont silencieuses, et les gorges nouées de tristesse.

Mais outre cette tristesse en soi prévisible et attendue, un autre sentiment semble émaner de la foule, un sentiment qui n'a guère sa place dans une procession en l'honneur du défunt Beyle, héros de la ville (tant que celle-ci sera gouvernée par une majorité Stendhalienne) - il s'agit d'une vague inquiétude, qui "circule dans l'air et enfle la narine" du journaliste averti, et laisse au fond de sa gorge comme un arrière-goût amer qui vient troubler la cérémonie. C'est que, pour la première fois depuis la signature de l'armistice avec Rebeltown, Nerdville n'est pas tranquille.

Il n'y a pas que dans l'ambiance de la manifestation que cette peur sourde s'exprime. Depuis un mois, le taux de participation de la population aux assemblées place Einstein a enregistré une forte baisse, tandis que s'amplifiaient les rumeurs dans les bibliothèques de la ville, rumeurs toutes plus noires les unes que les autres - guerres, famines, attaques de bandes armées et torture de réfugiés... On regarde d'un oeil de plus en plus hostile les quelques citoyens de Rebeltown encore en séjour à Nerdville, tandis que le Conseil hésite à demander le rapatriement de ses propres citoyens, au risque de provoquer un incident diplomatique qui précipiterait la situation vers une escalade de la violence que personne ne souhaite réellement voir advenir - à part quelques factions radicales issus des partis de l'opposition, qui n'osent pas encore affirmer leur propagande belliciste au grand jour.

C'est pourquoi cette année, le discours du Stendhal est particulièrement attendu. On veut voir s'il démentira les rumeurs, ou au contraire s'il en confirmera la validité - mais Grennelle, fidèle aux idéaux Stendhaliens, ne fait rien de tout ça. Il livre à la foule anxieuse une parabole aussi belle que simple, s'inscrivant dans la digne lignée d'Esope - tandis que deux armées de fourmis luttaient l'une contre l'autre, un orage vint qui détruisit leurs cités dont elles avaient négligé l'entretien, l'esprit trop occupé par la guerre... Dans la foule on se regarde d'un air étonné, puis on sourit, et enfin on hoche la tête sagement. Stendhal a encore une fois traversé les siècles pour exprimer sa sagesse par la bouche de son représentant. Les esprits en sont calmés - on analyse la rhétorique de la fable, on théorise sur la valeur des mythes dans la société moderne et la Mort de Barthes... Et on oublie le péril de la guerre qui, un instant auparavant, occupait tous ces esprits brillants.

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bravo! bravo!..
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